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LA FONTAINE D'ALIGUIERES

 

 

Lavandine était d’Aliguières.

Depuis toute petite, elle aimait sa fontaine au pied du grand platane. C’était à la fois un lavoir, un puits et une source. Le lavoir carré de pierres blanchâtres avait retenti autrefois des chants et des battements de linge des lavandières. L’eau existait ici depuis le commencement de l’éternité et son doux bruit clair n’avait cessé d’accompagner ses jeux d’enfant et ses rêves de jeune fille. Aujourd’hui elle était revenue. Par besoin. La vie l’avait entraînée si loin, si  loin d’elle-même. Elle ressentait comme un appel. C’était la saison des amours des crapauds. L’attirance du printemps naissant éclatait dans leurs gorges rauques, et Lavandine écoutait l’eau qui coulait de la fontaine lui murmurer : viens, viens plus près, plus près encore… Le grand platane bourgeonnait et son écorce bosselée était comme sa vie, si tourmentée. Elle se sentait arbre, elle se sentait eau.

Le lavoir n’était plus entretenu. Les algues verdâtres affleuraient à la surface, et l’eau était un miroir glauque qui paraissait sourdre son faux sommeil ranci. Longtemps elle avait dormi, macéré ce jus marron sombre dans l’oubliette du temps. Elle avait gâché sa vie. Elle regarda  l’eau claire qui s’écoulait du bassin stagnant dans un autre petit bassin en contrebas. Il y avait eu pourtant circulation d’eau dans ses veines atrophiées et aujourd’hui elle regardait dans le courant les rides du petit vent et les reflets du léger soleil. Elle n’était pas encore vieille. Pas encore assez vieille pour renoncer tout à fait. Lavandine plongea sa main dans l’eau fraîche du petit bassin, à genoux sur le bord de pierre. C’était une position de prière. Elle se dit que peu de fois dans sa vie elle l’avait empruntée. Elle cueillit l’eau fraîche dans la paume de sa main et but lentement dans un geste qu’elle avait oublié depuis longtemps. Une vigueur nouvelle l’envahit. Elle voulut se baigner dans ce carré limpide trop petit Elle y trempa son pied nu, assise sur le rebord envahi par l’herbe, et défit ses cheveux, en se secouant toute entière. Non la vie n’était ni à son comble, ni à sa fin. La fontaine d’Aliguières, elle la nettoierait s’il le fallait pour qu’elle retrouve la clarté de sa jeunesse, et la clarté de l’avenir qui faisait irruption. Les grandes feuilles  d’un bouillon blanc attendaient dans un creux une éclosion.

 

 

Michèle Rosenzweig- ces gens ordinaires -2010

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